La règle d’évaluation de l’avantage de toute nature consistant en la mise à disposition gratuite d’un immeuble par une personne morale est illégale !

Baptistin Alaime

Introduction

Certaines entreprises proposent, dans leur plan de rémunération, de mettre un immeuble à disposition de leurs employés et/ou de leurs administrateurs. Cette mise à disposition de l’immeuble est un avantage de toute nature imposable au titre de rémunération dans le chef de ces travailleurs et/ou administrateurs.

Pour imposer cet avantage, encore faut-il que celui-ci soit valorisé. L’article 36 du Code des impôts sur les revenus stipule, à cet égard, que les avantages de toute nature obtenus autrement qu’en espèces sont comptés pour la valeur réelle qu’ils ont dans le chef du bénéficiaire. Toutefois, cette disposition précise également que le Roi peut fixer des règles d’évaluation forfaitaires de ces avantages. C’est ce qui a été fait à l’article 18, §3, 2, de l’Arrêté d’exécution du Code des impôts sur les revenus (ci-après « AR/CIR 1992 ») en ce qui concerne la mise à disposition gratuite d’un immeuble.

L’article 18, §3, 2, AR/CIR 1992 prévoit que lorsque l’immeuble est mis gratuitement à disposition par une personne physique, la valeur de cet avantage de toute nature est égale à 100/60 ou 100/90 du revenu cadastral de l’immeuble ou de la partie de l’immeuble selon qu’il s’agit d’un immeuble bâti ou non bâti. Cependant, si le même immeuble est mis à disposition par une personne morale (et pas par une personne physique), la valeur de l’avantage est alors fixée à :

 

  • 100/60 du revenu cadastral (indexé) multiplié par 1,25 si le revenu cadastral est inférieur ou égal à 745 EUR ;
  • 100/60 du revenu cadastral (indexé) multiplié par 3,8 si le revenu cadastral est supérieur à 745 EUR.

 

En application de cet article, celui qui est employé par une personne morale et qui se voit mettre gratuitement à disposition un immeuble par celle-ci est donc plus lourdement taxé que celui qui travaille pour un employeur personne physique puisque la valeur de l’avantage de toute nature sera multipliée par 1,25 ou par 3,8.

On peut, dès lors, se demander si le fait de prévoir une règle d’évaluation qui a pour résultat une imposition plus élevée lorsque l’immeuble est mis à disposition par une personne morale, n’est pas constitutif d’une discrimination prohibée par la Constitution.

La Cour constitutionnelle n’est, toutefois, pas compétente pour juger de la constitutionnalité des Arrêtés Royaux. À l’inverse, les cours et tribunaux le sont de manière indirecte. En effet, en vertu de l’article 159 de la Constitution, ceux-ci doivent refuser d’appliquer toute norme réglementaire, en ce compris les Arrêtés Royaux, qui serait contraires à la loi au sens large. C’est dans ce cadre que les Cours d’appel d’Anvers et de Gand ont été récemment amenées à se prononcer sur la conformité de la règle de l’article 18, §3, 2, AR/CIR avec le principe d’égalité consacré aux articles 10 et 11 de la Constitution.

Le principe d’égalité interdit toute discrimination injustifiée et disproportionnée au regard de l’objectif de la législation qui l’établit. Il y a discrimination lorsque deux personnes se trouvant dans une situation identique sont traitées différemment ou lorsque deux personnes dans une situation différente sont traitées de la même manière.

La règle de valorisation de l’article 18, §3, 2, AR/CIR 1992 est discriminatoire étant donné que la valeur de l’avantage de toute nature de l’employé ou de l’administrateur d’une personne morale sera 1,25 ou 3,8 fois supérieure (en fonction de la hauteur du revenu cadastral) à la valeur du même avantage si celui-ci avait été obtenu par le travailleur d’une personne physique. L’employé ou l’administrateur d’une personne morale sera donc davantage taxé sur cette mise à disposition d’immeuble qu’il ne l’aurait été si son employeur était une personne physique.

Eu égard à ce constat, la question qui se pose est de savoir s’il existe une justification objective et raisonnable à cette différence de traitement. Dans leurs arrêts respectivement du 25 mai 2016 et du 24 janvier 2017, les Cours d’appel de Gand et d’Anvers ont répondu par la négative. Nous examinons ci-dessous lesdits arrêts et la portée qu’il convient de leur attribuer (partie I) pour ensuite énoncer les conséquences pratiques qu’il convient d’en tirer pour les contribuables (Partie II).

 

1. Les arrêts de la Cour d’appel de Gand du 24 mai 2016 et de la Cour d’appel d’Anvers du  24 janvier 2017 : il n’y a pas de justification objective à cette différence de traitement 

La Cour d’appel de Gand avait déjà jugé, dans un arrêt du 24 mai 2016, que la différence de traitement instaurée par l’article 18, §3, 2, AR/CIR 1992 entre les travailleurs engagés par des personnes morales et ceux qui le sont par des personnes physiques constitue une discrimination contraire au principe d’égalité consacré aux articles 10 et 11 de la Constitution. Quelques mois plus tard, la Cour d’appel d’Anvers a également pris un arrêt du 24 janvier 2017 par lequel elle considère que la règle d’évaluation établie par l’article 18, §3, 2, AR/CIR 1992 (lorsque l’immeuble est mis à disposition par une personne morale) est contraire au principe d’égalité.

Les faits, la position défendue par le fisc et la décision prise par la Cour sont tout à fait similaires dans les deux arrêts. Pour des raisons pratiques, nous nous en tiendrons donc uniquement à l’arrêt le plus récent, à savoir celui de la Cour d’appel d’Anvers du 25 janvier 2017.

Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt de la Cour d’appel d’Anvers, une société avait mis un immeuble à disposition de son dirigeant. Ce dernier avait alors déclaré cet avantage en le valorisant de la manière prescrite par l’article 18, §3, 2, AR/CIR 1992 (à savoir 100/60 du revenu cadastral x 1,25 ou 3,8 en fonction de la hauteur du revenu cadastral). Celui-ci a alors ensuite introduit une réclamation auprès de l’administration fiscale, estimant que la valorisation forfaitaire de l’article 18, §3, 2, AR/CIR 1992 violait le principe d’égalité.

Sa réclamation fut rejetée et le contribuable a alors porté l’affaire devant le Tribunal de Première Instance d’Anvers qui estima qu’il y avait une justification objective et raisonnable à cette différence de traitement (Civ., 6 janvier 2016, n° rôle 14/6526/A). Selon la position de l’administration, laquelle fut suivie par le Tribunal :

  • les employeurs personnes morales occuperaient des cadres et des dirigeants (ce qui ne serait pas le cas des employeurs personnes physiques) et mettraient, le plus souvent, des immeubles à disposition de cadres et de dirigeants (et rarement à des  employés « ordinaires ») ;
  • les cadres ou les dirigeants d’entreprise seraient plus à même, de par leur fonction, de négocier une mise à disposition gratuite d’immeuble que les travailleurs ordinaires ;
  • et enfin, les immeubles mis à disposition de cadres ou de dirigeants d’entreprise seraient le plus souvent « luxueux ».

Autrement dit, selon l’administration et le Tribunal d’Anvers, en mettant en place cette distinction entre les personnes occupées par des personnes morales et celles occupées par des personnes physiques, l’objectif aurait été de viser uniquement les cadres et dirigeants de sorte que seulement ces derniers seraient concernés, en pratique, par la valorisation plus élevée de l’article 18 §3, 2, AR/CIR 1992.

Le contribuable a alors interjeté appel de ce jugement hautement critiquable et a finalement obtenu gain de cause. En effet, la Cour d’appel d’Anvers a considéré que la justification invoquée par l’administration, et retenue par le Tribunal de Première Instance d’Anvers, ne ressortait ni du texte de l’article 18 AR CIR 1992, ni des préambules des Arrêtés Royaux à l’origine de cette règle d’évaluation forfaitaire, ni de la nature même de la distinction opérée par l’article 18, §3, 2, AR/CIR 1992, ni d’aucun autre document duquel une volonté d’établir pareille distinction aurait pu être déduite. Cette prétendue volonté de viser uniquement les cadres et les dirigeants d’entreprise ne peut donc être confirmée par aucun document, quel qu’il soit.

Au-delà de cet aspect, la Cour a été encore plus loin et a rejeté purement et simplement le raisonnement tenu par l’administration en qualifiant celui-ci de complexe en ce qu’il consistait à tirer des conclusions trop hâtives. Rien ne permet, en effet, de considérer que lorsqu’un immeuble est gratuitement mis à disposition par une personne morale, il l’est nécessairement à un cadre ou à un dirigeant d’entreprise. De plus, si les gouvernements, à l’origine de cette règle de valorisation forfaitaire, avaient voulu viser uniquement les dirigeants d’entreprise ou les cadres, ils l’auraient fait directement et expressément.

La Cour d’appel d’Anvers a donc considéré, à l’instar de son homologue gantois que l’article 18, §3, 2, AR/CIR 1992 est contraire au principe d’égalité en ce qu’il prévoit une valorisation plus élevée, et donc un impôt plus élevé, lorsque l’immeuble est mis à disposition par un employeur personne morale. La Cour d’appel d’Anvers a donc, conformément à l’article 159 de la Constitution, refusé d’appliquer la règle d’évaluation forfaitaire et a annulé la cotisation dans la mesure où il avait été fait application de la règle d’évaluation discriminatoire.

2. Quelles sont les conséquences de ces arrêts ?

La Cour d’appel d’Anvers adopte donc la même position que celle tenue par son homologue gantois quelques mois plus tôt (Gand, 24 mai 2016). Néanmoins, les décisions rendues par ces juridictions n’ont pas une autorité de chose jugée absolue : elles ne s’imposent pas à tout le monde. De plus, la Cour de cassation ne s’est pas encore prononcée sur la question et l’article 18, §3, 2, AR/CIR 1992 n’a pas encore été modifié. Il n’y a donc aucune garantie que, pour les litiges en cours et ceux à venir, l’administration accepte de ne pas appliquer la règle d’évaluation en cause. Néanmoins, ces deux arrêts fournissent une base solide aux contribuables pour contester l’application de cette règle de valorisation déjà jugée à deux reprises comme étant illégale.

Le contribuable qui est amené à remplir sa déclaration se trouve actuellement dans une position peu confortable. En effet, soit il déclare l’avantage de toute nature résultant de la mise à disposition gratuite d’un immeuble par une personne morale en valorisant celui-ci comme si son employeur était une personne physique, auquel cas il risque de voir sa déclaration rectifiée (avec éventuellement application au passage d’un accroissement d’impôt et/ou d’une amende administrative) qu’il pourra éventuellement contester plus tard par une réclamation ; soit il ne prend pas ce risque et applique la règle de valorisation de l’article 18, §3, 2, AR/CIR 1992 dans sa formulation actuelle pour ensuite contester l’imposition qui en résulte via une réclamation. Dans un cas comme dans l’autre, tant que la disposition litigieuse n’aura pas été modifiée, le contribuable ne pourra avoir la certitude que celle-ci ne lui sera pas appliquée par le fisc.

En ce qui concerne les contribuables ayant déjà reçu leur avertissement-extrait de rôle, il est toujours possible d’introduire, dans un délai de six mois à partir de l’envoi dudit avertissement-extrait de rôle, une réclamation à l’encontre de l’imposition résultant de l’application de la règle d’évaluation forfaitaire dont la légalité est maintenant remise en question.

L’arrêt de la Cour d’appel d’Anvers du 24 janvier 2017 contient d’ailleurs, à cet égard, un autre élément intéressant. En effet, selon la Cour, le fait que le contribuable ait, en l’espèce, valorisé, dans sa déclaration IPP, la mise à disposition de l’immeuble conformément à la règle de l’article 18 §3, 2, AR/CIR 1992 est une erreur de droit. Cela signifie que les contribuables pourraient contester l’imposition de cet avantage de toute nature résultant de leur propre déclaration.

Quoi qu’il en soit, tout le monde s’accordera pour dire qu’une réécriture de la règle d’évaluation de l’article 18, §3, 2, AR /CIR 1992 est plus que bienvenue afin d’éviter à l’avenir toute discussion inutile avec le fisc dans un monde où la législation fiscale gagne sans cesse en complexité.

Tuerlinckx  Tax Lawyers est entièrement disposé à assister les contribuables confrontés à cette problématique.

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